C'EST ÇA LA DEMOCRATIE?

Mais cela ne leur suffisait pas. Ils ont commencé à exercer une censure sévère sur la presse, sur tout acte de parole. Le but était de faire obstacle à l'opposition, tout en cherchant à organiser un parti communiste qui n'exis­tait pas encore, avec des gens de tous bords. Ils ont com­mencé à parcourir les fabriques et les usines à la recher­che d'ouvriers et de fonctionnaires facilement influença­bles, et dans les campagnes, de paysans pauvres. On faisait appel à tous, la moralité n'étant pas requise, pour affai­blir les partis politiques PNP et PNL, qui représentaient la volonté du peuple.

Ils entreprirent aussi la désorganisation de l'armée par l'épuration de» indésirables, c'est-à-dire de ceux qui ne voulaient pas accepter l'endoctrinement fait par le ECP (éducation, culture, propagande) et leur remplacement par les anciens prisonniers des divisions Tudor Vladimiresco et Horia Closca et Crisan. Les sous-officiers qui donnaient leur adhésion au PCR étaient promus au grade d'officier et parfois remplaçaient les cadres supérieurs.

L'organisation de la Jeunesse Progressiste» se cons­titua. Elle était composée de tous ceux qui n'avaient au­cun but, ainsi que d'élèves et d'étudiants, qui espéraient passer l'année par la crainte que leur appartenance politique pourrait inspirer aux professeurs. Ceux qui travaillaient dans les usines espéraient en sortir pour s'occuper de pro­pagande, de kermesses et de promenades.

Le chaos avait commencé. Tous ceux qui s'inscrivaient au parti devenaient une masse facile à manipuler dont on se servait dans les rues pour créer désordre, cris, bagarres, etc.. Quelques étudiants étaient devenus des chasseurs d'hommes. Les étudiants de la Faculté de Droit qui ne voulaient pas faire leur jeu, étaient poursuivis et amenés de force au siège Boul. Elisabeta, aujourd'hui la maison d'Archives de films. Là, ils étaient frappés par: Bulz, Moroianu, Axente, Aldea, Santimbreanu, Bîserica, d'autres encore.

Le 13 octobre 1944, vers 18h, un groupe d'environ 50-60 jeunes, venant du côté de la statue Bratianu, se di­rigeant vers la Place Royale, criaient en agitant des bâtons: «Nous voulons un gouvernement démocratique.» Parmi eux, je remarquai quelques étudiants du Foyer Pache Pro-topopesco: Moroianu, Gorotcov, Axente (de la Faculté de médecine vétérinaire), Aldea, Bulz (de la Faculté de Droit), Coman, Cristea (de la Faculté de Lettres), Lidia Titratu, étudiante de Bessarabie, avec comme meneur Bi-serica, le même qui en 1940, ayant ceint la ceinture sur sa chemise verte, jurait qu'il se suiciderait si à 33 ans il n'était pas ministre. Beaucoup d'entre nous se souvien­nent que le 21 janvier 1941, Biserica était posté devant la Faculté de Lettres et donnait des ordres: «Ou bien vous prenez les armes et vous vous rangez à nos côtés, ou bien vous pouvez partir chez vous.» Il n'avait pas encore 33 ans à l'époque, mais il a depuis changé de chemise et ne s'est pas suicidé, il fait partie aujourd'hui d'une sec­tion du Comité Central.

Avec la tombée de la nuit, les manifestants ont dispa­ru dans le noir, se dispersant dans la foule qui riait.

Ils pensaient que le temps était venu pour qu'on leur accorde une aide en argent et vêtements sous prétexte d'aide patriotique. Ils parcouraient les magasins avec des listes demandant aux marchands de signer la somme donnée. Et ils ramassaient et Bulz et Mircea Santimbreanu... mais il paraît que les listes «se sont perdues». Les journaux ont publié que les personnes indiquées n'étaient pas auto­risées à faire des collectes d'argent.

Tout était orchestré par les russes. Dans la rue on criait:   «A bas la réaction!»  «Gouvernement FND», «démocratie, épuration», et Vinogradov, le général russe demandait à ce que le calme soit maintenu derrière le front, par un gouvernement représentatif, c'est-à-dire for­mé de communistes.

Un  deuxième  gouvernement Sanatesco se constitua.

**

Des pressions ont commencé à s'exercer contre les étu­diants boursiers, en première ligne contre ceux qui habi­taient les foyers.

En septembre 1944, quelques traîtres se sont installés aux offices des rectorats parlant aux noms des étudiants démocrates, en jugeant qui était digne d'être reçu ou non dans les foyers. Leur chef était Florica Mezincesco, et plus tard Petre Barbulesco et Rasnic venus d'URSS. Ils ont commencé par faire du chantage aux étudiants et des menaces d'expulsion des foyers.

Dans cette atmosphère, nous, quelques étudiants boursiers, nous nous installâmes presque de force au seul foyer mixte qui existait: Pache. Les choses allaient sens dessus-dessous «démocratiquement». Lidia Titratu, qui sera nommée plus tard directrice au foyer Prahovean, Nuti Gorotcov, Doina... jeune filles sans moyens, «Biserica» le saint, Coman, Cristea qui formaient en quelque sorte une famille essayaient de faire pression sur nous pour si­gner des adhésions. Une partie d'entre nous avions refusé de nous inscrire dans l'organisation «Jeunesse Progressiste». Nous sommes allés voir le recteur pour lui demander de quel droit il nous menaçait de nous exclure des foyers alors que nous étions des boursiers. Il a haussé les épaules ne sachant que répondre... Il a appelé le secrétaire général Ianul, qui nous a dit qu'on envisageait l'ouverture d'un autre foyer dans des baraquements, rue Stirbey-Voda, habités avant par les allemands, mais que cela risquait de durer car ils n'avaient pas encore le nécessaire. Après qu'on ait appris que j'avais   été   me   plaindre  chez le recteur, j'ai trouvé, à mon retour au foyer, mes affaires devant la porte. Deux jours après, nous déménageâmes, Déni et moi, au foyer Stirbey-Voda et une semaine plus tard, nous étions déjà envi­ron une cinquantaine d'étudiants, en majorité de la Facul­té de Médecine et Médecine Vétérinaire. Les choses en sont restées là pendant un moment, mais l'atmosphère avait quelque peu changé depuis une de nos interventions. Nous avions demandé d'aider les étudiants qui avaient des diffi­cultés pour obtenir des tickets de cantine.

On a réussi, par la création d'un comité dont faisaient partie mesdames: Ecaterina Madgearu (la femme de l'ex professeuer universitaire Virgil Madgearu), Dr. Vali Alexandresco, Fulvia Penesco, Lelia Mihailesco et d'autres enco­re, à obtenir des places à la cantine de la rue Popa Rusu, où, pendant deux années, des étudiants sans ressources ont pris leurs repas gratuitement.

Dans la période qui a suivi le 23 août, on est passé à l'organisation de la Jeunesse Nationale-Paysanne sous la direction de Mihai Tartzia, avec la collaboration de l'ing. Ion Puiu et par la suite de l'avocat Augustin Visa (1946), créant un comité à trois.

En ce qui concerne la jeunesse universitaire, la tâche est revenue à Ion Barbus secondé par Ion Goia, auxquels sont venus se joindre plus de 3500 étudiants, tous de Buca­rest.

D'où venait cette attirance des jeunes pour le PNP?

Du fait que l'aspiration de la jeunesse convergeait avec les idées du PNP et qu'ils voyaient en Iuliu Maniu le sym­bole de la résistance nationale devant la menace de dispa­rition du peuple roumain.

Ces jeunes qui n'avaient comme seul bien que l'élan et l'amour de la patrie voyaient dans la justice sociale l'espoir d'une meilleure vie pour les démunis. C'étaient des jeunes qui n'avaient pas connu les salons et les cafés, ni les distractions et l'opulence. Ils ne savaient qu'une seu­le chose: la Roumanie était en danger et il fallait s'unir pour la sauver. Us se sont engagés sur les chemins les plus difficiles, sacrifiant leur jeunesse.

A ces débuts de vie démocratique, le parti National-Paysan a exposé son programme. Le 29 octobre 1944 à la salle Aro, Ion Mihalache, dans un discours enflammé, présenta «l'Etat Paysan», faisant appel à tous pour s'unir devant le danger qui menaçait la propriété privée,, «la nourriture quotidienne du paysan».

Dans l'exposition faite devant des dizaines de milliers de paysans venus des départements voisins, l'accent a été mis sur le fait que la paysannerie représentait 70% de la population active du pays et que c'était d'elle que dépen­drait le développement économique futur. C'était elle la couche la plus importante du pays mais hélas, avec un ni­veau de vie bien bas.

La première chose qui s'imposait était d'assurer une surface   minime   pour  la   survie de la  famille   paysanne.

Par des coopératives, on devait réaliser l'élévation du niveau de vie, mettre en valeur les produits, éliminer l'exploitation. On préconisait la création de coopératives, de débouchés, l'approvisionnement des producteurs en ou­tillages et aliments, ainsi que la possibilité de crédits à différentes échéances.

Etait prévue encore la création de groupes villageois, spécialement dans l'exploitation des montagnes.

Dans ce programme, l'industrialisation était consi­dérée comme la branche de base pour le maintien de l'é­quilibre social et économique et devait être liée aux res­sources et besoins internes (alimentation, pétrole, bois, minerai, charbon).

L'industrie lourde nécessaire au développement du pays pouvait être créée et encouragée par l'état.

On devait se préoccuper encore d'élever le standing culturel des paysans et des ouvriers, d'organiser les ouvriers en syndicats professionnels indépendants. L'armée, l'école, la famille devaient devenir des facteurs d'éducation dans la formation  de l'homme maître de son travail et de son destin.

***

Les communistes, entraimant les socialistes, ont démissionné le 18 octobre 1944, créant une première crise de gou­vernement. Ils demandaient la formation d'un gouverne­ment FND, sur la base d'une plate-forme conclue le 20 octobre, dans lequel ils avaient accepté une série d'oppor­tunistes. Le 4 novembre, le deuxième gouvernement Sanatesco   est   né,   avec   Petru   Groza  comme  Vice-président.

Les débuts d'une soi-disant vie démocratique rencon­traient de grandes difficultés. Le chaos et l'action d'inti­midation avaient commencé en Moldavie, où, sous l'égi­de des troupes soviétiques, des actes d'agression étaient commis contre les préfectures, les mairies, les entreprises, cherchant à l'étendre au reste du pays. Par Teohari Georgesco planté au Ministère de l'Intérieur, les communistes cherchaient à semer la pagaille, conseillant aux maires et aux préfets de changer de camp. En Moldavie l'admi­nistration et la police n'avaient pas encore pu être installées. Les départements avaient à leur tête deux maires, deux préfets et deux polices, les uns nommés par l'administration centrale, les autres imposés par les communistes. Le gou­vernement de Bucarest n'avait plus aucune autorité.

Pour forcer l'acceptation de la domination communis­te dans la vie politique, les russes vont recourir au chan­tage et le 13 novembre, le maréchal Malinovsky demande à ce que soit retirée de la Transylvanie du Nord l'admi­nistration roumaine.

Le maréchal Malinovsky était installé dans la mai­son de campagne de Lahovary à Leordeni, dépt. de Muscel et en guise de reconnaissance envers son hôte il a ex­pédié le mobilier en Russie.

Les communistes, sachant qu'ils n'avaient aucune chance de réussir, s'opposèrent aux élections communales, demandant  à ce que les maires et les préfets soient remplacés par des «hommes du travail». Le 28 octobre, à Galati, ils remplaçaient de force le préfet.

Etant donné que le ministre de l'intérieur ,Nicolae Penesco, avait refusé de faire le jeu des communistes, vou­lant maintenir l'ordre dans les limites de la démocratie et que les manifestations des rues avaient eu lieu contre lui, demandant sa mort, le général Sanatesco en signe de solida­rité avec lui, a donné sa démission.

Le 6 décembre 1944 un nouveau gouvernement se constitue sous le général Radesco, avec les mêmes hommes, moins le général Sanatesco et Penesco. Ce gouvernement promettait l'instauration de l'ordre et de la liberté. Le général Radesco faisait savoir qu'il n'admettrait pas la substitution de l'autorité légale et demandait le respect des lois. Mais aux yeux des communistes cela voulait dire répression.

Les communistes ont aussitôt commencé à s'agiter pour passer à l'expropriation des terres en faveur de paysans.

Le PNP et PNL soutenaient qu'il fallait attendre d'abord les soldats qui étaient au front, les premiers en droit de recevoir des terres. Les communistes ne voulaient rien en­tendre .Ils savaient bien que la terre ne constituait qu'un ap­pât, chose qu'ils allaient démontrer 3 ans plus tard, lorsque les paysans ont du céder à l'état les terres qu'ils avaient reçues.

En Moldavie ,1a famine et le typhus commençaient à sévir. Vers le milieu du mois de décembre 1944,une dé­légation du gouvernement, composée des représentants des 4 partis politiques, parmi lesquels se trouvaient aussi Emil Bodnaras, s'y est rendue. Leur but était de trouver des solutions pour améliorer la situation difficile dans la­quelle se trouvait la population et de nommer des préfets avec l'assentiment du gouvernement. Le problème n'a pu être résolu à cause de Emil Bodnaras , n des réunions de séances où, à chaque proposition, on criait des slogans communistes qui allaient à l'encontre des intérêts du pays.

Parallèlement ,on menait une action pour installer de force les comités des ouvriers. Le PNT et PNL deman­daient que les ouvriers choisissent eux-mêmes leurs délé­gués, ce qui ne convenait pas du tout aux communistes, qui n'avaient aucun soutien.

Les salaires avaient augmenté pour provoquer l'infla­tion. Les comités d'entreprise obligeaient la direction à approvisionner les salariés en aliments au prix maximum. Mais les marchés étaient vides, le mécontentement grandis­sait. Les usines ont commencé à bouger.

Le 25 janvier 1945 , aux usines Malaxa, on a tenté d'imposer de force «le comité d'entreprise». Les ouvriers ont protesté et se sont barricadés dans les ateliers. Face à cette situation, Gheorghe Apostol essaya d'occuper l'usine en faisant venir les cheminots. On lui a résisté, alors il a ouvert le feu. Les ouvriers assiégés ont riposté de même. Dans cette lutte, Gheorghe Apostol fut blessé. L'usine fut occupée par les communistes.

Poursuivant ces abus, Lucretiu Patrascanu, ministre de la Justice, a suspendu l'inamovibilité des magistrats et a commencé à remplacer les gens trop honnêtes.

En Moldavie et Bucovine où les russes étaient maî­tres absolus à l'époque, l'atmosphère de terreur était arri­vée à son comble. Pour illustrer l'état d'esprit qui régnait, je relaterai un épisode passé dans la capitale de la Mol­davie.

L'avocat Alexandru Bratu, responsable de l'organi­sation de la jeunesse nationale-paysanne dans ces régions a été délégué par le PNP .en février 1945, pour installer dans ses fonctions de maire à Iassy, le professeur de lan­gue latine Tucaliuc. Celui-ci avait été nommé par décision du Ministère de l'Intérieur ,mais ne pouvait occuper son poste étant donné que les russes avaient installé de force le docteur E. Lazaresco.

Par la même occasion, le professeur Gheorghe Zane, le chef de l'organisation régionale, avait chargé Alexandru Bratu d'inaugurer le siège du PNT, rue Stefan cel Mare, avec le concours de l'avocat Cahu, du colonel A. Bogdan et du docteur Segal. Arrivés à Iassy, «ils furent invités» à la «commission alliée de contrôle», où le colonel russe et le secrétaire du parti communiste Novicov leur intima l'ordre de quitter la ville dans les 48 heures. Pendant ce laps de temps, ils assistèrent à une manifestation contre le premier ministre, le général Nicolae Radesco, où on pou­vait lire sur des pancartes les slogans:

«Nous voulons le rattachement de la Moldavie à L'URSS!»

« Nous voulons fraterniser à jamais avec la mère patrie URSS!»

«A bas les bourreaux Radesco et Hudita!»

«Nous voulons aussi habiter dans des blocs!»

Avant que le délai des 48 heures se soit écoulé, ceux qui étaient venus de Bucarest ont été conduits sous escor­te à la gare de Socola et montés dans un wagon dans lequel il y avait aussi d'autres personnes «expulsées», parmi lesquelles :

Osvald Racovita, ancien maire, l'avocat Codreanu, l'avocat Constantin Toma, le pharmacien Berceanu.

Le chaos instauré par les russes s'installait dans tout le pays.

Pour démasquer les manœuvres communistes, Radesco convoqua pour le 11 février une réunion des citoyens au cinéma Scala.

Curieux de savoir ce qui allait se passer à Scala où Radesco, à propos de qui les avis étaient partagés ,devait prendre la parole, nous étions là-bas avant l'heure, mon collègue  de  la  Faculté  de   médecine  vétérinaire  et  moi.

Arrivés devant le cinéma Scala, tout était calme. Dans le hall, 18-20 personnes. Quelqu'un à côté de la caisse interpella un autre à sa droite. Celui-ci s'approcha et lui dit: «oui, camarade Apostol». Donc c'était Gheorghe Apostol qui était responsable de la réunion où Radesco devait parler. Il y avait quelque chose de louche dans cette affaire. Nous entrâmes dans la salle. Elle était pleine.

Les gens somnolaient. Ici et là une place libre. Nous prîmes place et après un moment nous nous sommes adres­sés à la personne assise à nos côtés:

—Ça commence à quelle heure?

—Vers 11 h je crois, nous répond-elle.

-Et la salle est déjà pleine? (il était 8.30)

—Nous sommes là depuis cette nuit, ce qui expliquait leur somnolence.

Nos soupçons commençaient à se confirmer. Nous étions au courant de l'occupation des usines Malaxa où Apostol  avait  été blessé. Maintenant il était présent ici.

Lentement, nous nous faufilâmes dehors.

Notre curiosité augmentait. On faisait quelques pas sur le boulevard en regardant les vitrines, quand tout à coup, du côté de Maria Rosetti où se trouvait le club du PNL, on entendait crier: «Radesco et le maintien de l'or­dre», «Le roi et la patrie». Une colonne de 200 personnes surgit en criant et en distribuant des tracts de tous les cô­tés.

Sur le boulevard la foule était devenue plus nombreu­se. Il était 10 h passé et la colonne se dirigeait vers le Palais  Royal.

Mon ami et moi nous nous emparâmes d'un paquet de tracts que nous distribuâmes à droite et à gauche au milieu du boulevard.

Nous étions entourés de gens qui criaient: «Le roi, au peuple» et «Nous voulons de la terre pour les paysans».

Nous  étions  dos à dos en continuant de distribuer des tracts. A un moment donné deux généraux    s'approchè­rent de nous et nous chuchotèrent à l'oreille:« Venez à l'ARO, c'est là que la réunion aura lieu».

Nous nous dégageâmes de la foule en suivant les deux militaires. Pendant ce temps devant le cinéma Scala on installait des haut-parleurs, la foule n'avait plus de pla­ce à l'intérieur et elle avait choisi le boulevard.

Arrivés à l'ARO,nous trouvâmes une salle assez vide.

 

***

Quelques minutes après, la colonne de la jeunesse libérale arriva aussi et en peu de temps la salle était archi-comblée. J'entendis les portes se fermer, l'armée avait la garde du cinéma.

A 11 heures, le général Radesco, premier ministre, est venu et nous a parlé pendant une heure, attirant notre attention sur les désordres provoqués par les communistes, les abus qu'ils commettaient, ne reculant devant rien, même pas devant les crimes. «Le pays est en danger. Des gens sans foi ni loi sèment la pagaille. Anei Pauker et Vasile Luca nous donnent des leçons de communisme».

Au dehors, surprise! Ceux qui étaient au cinéma Scala écoutaient sans broncher l'appel du premier ministre à l'unité de la population contre ceux qui étaient payés par les étrangers pour détruire les institutions du pays, se demandant toutefois d'où on leur parlait et ce que c'é­tait que cette farce?

Gheorghe Apostol avec d'autres, se rendant compte de ce qui venait de se passer, se précipitèrent au cinéma Aro (pas loin du cinéma Scala), mais ne purent y entrer à cause des militaires. Alors, furieux, il se mit à détruire les fils du haut-parleur.

En partant, les libéraux empruntèrent la même route, manifestant pour le Roi, pour Radesco, pour le maintien de l'ordre.

Devant le Palais, une bagarre se déclencha. Elle était provoquée par les hommes de Gheorghe Apostol. Mais à la grande surprise, des gens qui étaient assez nombreux dans la rue (il était midi) se sont jetés sur les provocateurs, immobilisant les uns pendant que les autres se sauvaient.

Le 16 février, le général Radesco supprima par un dé­cret-loi le sous-secrétariat d'état au Ministère de l'Intérieur, détenu par Teohari Georgesco. Teohari refusa de partir et     les     communistes commencèrent    à menacer, allant jusqu'au roi, affirmant qu'ils détenaient l'autorité du Front National Démocrate.

Le mois de février avait battu tous les records en ce qui concerne les provocations communistes. Le 24 février, le Parti National-Paysan annonça une grande réunion qui devait avoir lieu sur la Place du Palais, permettant à Iuliu Maniu de situer la position du parti par ces temps troubles qui menaçaient l'existence de l'état roumain.

Le même jour et à la même heure, le PCR et ses aco­lytes ont convoqué une autre réunion sur la Place Unirii, où Gheorghiu Dej devait prendre la parole.

Face à cette situation, pour éviter les heurts et une éventuelle intervention des russes, étant clair qu'il s'agissait d'une   provocation,  Iuliu     Maniu  a  révoqué  la réunion.

Les communistes et les ouvriers des entreprises obli­gés d'aller à la manifestation, se sont rencontrés sur la Pla­ce Unirii, d'où ils se sont dirigés vers le Palais en criant: «Nous voulons la terre pour les paysans». «A bas Radesco!» «Mort à la réaction dirigée par luliu Maniu et Bratianu!» «A bas les fascistes!» Ce dernier slogan est resté mémorable parce qu'il s'était transformé en «A bas les pharmaciens» (la terminaison des deux mots est identique en roumain fascisti - farmacisti). Tous ceux qui devaient le dire se de­mandaient: «Pourquoi sont-ils contre les pharmaciens, ce sont de braves gens qui ne veulent pas notre mal». Tout en riant et en se moquant, la colonne pseudo-com­muniste est arrivée devant le Palais Royal, où elle a essayé de forcer les portes. En face du Ministère de l'Intérieur habitait un officier soviétique. De son appartement on a tiré sur le cabinet du général Radesco. Cela faisait une semaine qu'il était venu s'installer ici à cause de la situation bien trouble qui régnait. Une deuxième rafale a été tirée sur le Palais, touchant le bureau du maréchal du Palais. Un autre groupe de manifestants a essayé rue Wilson de prendre d'assaut le Ministère de l'Intérieur. Les soldats de garde se voyant attaqués, ont tiré en l'air pour les intimider. La foule n'attendait que ça. Elle   a jeté les pancartes et dix minutes après il n'y avait plus de trace de manifestant communiste.

Je me trouvais à la Faculté de Droit quand j'ai enten­du des feux d'armes. Nous partîmes à plusieurs vers la Calea Victoriei. Nous étions à peine arrivés au Lycée Lazar que nous vîmes des femmes courir avec leurs chaussures à la main, maudissant les communistes qui les avaient fait venir pour les tuer. Nous continuâmes notre route: la mê­me pagaille, les mêmes blasphèmes et lamentations.

Devant le Palais, on marchait sur les pancartes avec des slogans et des images des barbus Marx, Engels.

Ce ne fut pas leur seul exploit. Le même jour et pres­que à la même heure ils assiégeaient l'arme à la main les préfectures de Craibva, Braila et Focsani.

Le Général Nicolae Radesco, le Président du Conseil des Ministres, déclara le 26 août 1947 à Lisbonne:

Le sommet de cette campagne fut la ,,démonstration de masse" organisée le 24 février 1945 dans les principales villes en vue d'amener le cabinet à démissionner sous la pression de la rue.

En tant que Ministre de l'Intérieur, je donnais des ordres pour que ces démonstrations puissent se dérouler sans le moindre obstacle de la part des autorités. A Bucarest, quelques milliers de manifestants recrutés surtout par contrainte parmi les ouvriers d'usines et les employés des syndicats, paradèrent toute la journée dans les rues principales, en s'efforçant de provoquer des incidents. Il fallait des victimes pour justifier une intervention soviétique. Mais pas même les coups de feu tirés par des agents communistes contre le Palais Royal, la présidence du conseil général de la police ne réussirent à décider les soldats qui les gardaient à se servir de leurs armes.

Lorsque dans la soirée l'affaire menaça de se terminer sans donner de résultats, ceux qui s'étaient nommés eux-mêmes représentants du ,,peuple" eurent recours à une méthode typiquement communiste: ils abattirent huit de leurs propres manifestants de façon à pouvoir me traiter ,,d'assassin du peuple". Le soir même, je tenais la preuve de ce plan, en faisant faire l'autopsie des victimes. Les conclusions de l'autopsie furent concluantes: «les balles extraites des cadavres étaient toutes de fabrication et de calibre soviétique. Ni la police roumaine, ni l'armée n'avaient de telles munitions, tandis que la ,,Défense patriotique", c'est-à-dire la milice communiste, était pourvue d'armes et de munitions soviétiques. Je por­tais ce fait à la connaissance du monde entier, dans une présentation des incidents que je donnais à la radio dans la nuit du 24 février.»

Une heure après cet incident, une contre-manifesta­tion a eu lieu à Bucarest à la Place Unirii. Après avoir incendié les panneaux et la tribune qui s'y trouvait, la colon­ne constituée cette fois-ci de roumains, se dirigea vers le centre de la ville manifestant pour Radesco, pour le roi, pour le maintien de l'ordre.

Pendant ce temps, des officiers supérieurs soviétiques, étaient arrivés  au Ministère de l'Intérieur pour protester. Dans  la soirée, il y eut une nouvelle manifestation de solidarité avec le premier ministre, au Ministère de l'In­térieur. La foule réclamait Radesco.

Pendant que le général était à la fenêtre, une voiture grise passa à toute vitesse et des coups de feu furent tirés sur la foule avec une arme automatique. Deux personnes furent tuées et onze blessées. Un des tués était officier et un des blessés est aujourd'hui professeur universitaire. Peut-être a-t-il pu réfléchir depuis, sur la valeur que le régi­me communiste accorde à l'homme.

Le soir, sur les ondes, le général Radesco s'est adressé à la nation disant entre autres:

«Des gens sans Dieu et sans patrie ont voulu incendier le pays et le noyer dans le sang... Une poignée de gens méprisables menés par deux étrangers, Ana Pauker et Vasile  Luca, veulent subjuguer à  force de terreur le peuple roumain. Mais dans le passé, la nation roumaine a toujours su défendre son intégrité et ce n'est pas aujourd'hui qu'elle se laissera dominer par une poignée d'aventuriers. Ils veulent notre mort... Sur toute l'étendue du pays leurs crimes sont innombrables. A Craiova ils ont attaqué la préfecture. Les préfectures de Braila, Focsani, Roman ont eu le même sort. A Bucarest ils se sont surpassés. Ils ont tiré sur le Palais Royal et deux balles ont pénétré dans le bureau du maré­chal du palais. Ils ont tiré sur la Préfecture de Police. Ils ont attaqué le Ministère de l'Intérieur dans lequel je me trouvais et une balle, cassant la vitre, a pénétré dans mon bureau. Il y a à peine trois quart d'heures, on a tiré sur des citoyens qui manifestaient pour le roi devant le Palais. Il y eut 2 morts et 11 blessés. Les individus qui sont cou­pables de ces crimes n'osent pas les assumer et cherchent à les mettre sur le compte de l'armée. Cette affirmation est parfaitement fausse. L'armée a reçu de moi l'ordre de ne pas tirer et elle a obéi... Voilà les faits, et voici les gens qui y ont participé. Dans un seul élan et d'un commun accord nous devons tous nous unir pour faire face au danger...»

A la suite, N. Radesco relata:

Le matin suivant, les journaux communistes me traitèrent de ,,criminel", de ,,bourreau" et demandèrent que je fusse envoyé devant un peloton d'exécution. Ces articles, qui incitaient au meurtre, furent comme d'habitude reproduits dans l'émission roumaine de Radio- Moscou. En même temps les représentants soviétiques de la commission de contrôle soi-disant alliée prenaient directement le contrôle de la radio roumaine pour m'empêcher d'y parler de nouveau.»

Le commandement soviétique de notre pays donna l'ordre que les soldats et les officiers roumains soient dé­sarmés sur tout le territoire.

 

 

UN NOUVEL DESORDRE EUROPEEN

C'était à Yalta du 4 au 11 février 1945. On a fait cou­ler   beaucoup   d'encre  et  plus   de  sang  depuis  là-dessus.

Yalta demeure une honte pour la diplomatie des Gran­des Puissances qui avaient gagné la plus grande guerre, mais tout en perdant la paix à la fois. Les pays de l'Est bascu­laient dans la sphère d'influence soviétique. Le partage de l'Europe traumatisée établit un nouvel ordre interna­tional fondé sur l'équilibre entre les Grandes Puissances. Un nouvel équilibre s'instaure dans le monde et bien sûr dans chaque pays.

Par exemple l'Ukraine et la Russie Blanche sont acceptées parmi les membres de l'Assemblée des Nations Unies.

Une Déclaration sur l'Europe libérée» fut approu­vée et jamais appliquée.

Pendant que les Grandes Puissances se sont rencontrées à Yalta pour résoudre la mise en application des princi­pes de la Charte de l'Atlantique en vue d'instaurer la paix dans le monde, la Roumanie vécut dans l'atmosphère d'un coup d'État ou d'une révolution provoquée par l'Union Soviétique.

Voilà quelques unes des déclarations du Premier Minis­tre Nicolae Radesco sur ce qui se passait en Roumanie où il était Premier Ministre:

Durant la période extrêmement éprouvante où je fus chef du gouvernement, période qui dura trois mois, les troupes soviétiques se livrèrent au pillage et tuèrent les gens au hasard. Chaque matin j'étais habitué à recevoir des rap­ports   sur les   pillages  et   assassinats  perpétrés  durant les 24 h précédentes. Ni les membres soviétiques de la com­mission alliée de contrôle, ni les représentants diplomati­ques soviétiques n'ont pris en considération mes nombreu­ses plaintes; bien loin de prendre des mesures pour mettre fin à la terreur exercée par les troupes soviétiques, les mê­mes autorités russes exigeaient que le ministre de l'inté­rieur ordonnât l'exécution de tout roumain qui oserait se défendre lorsqu'il était attaqué par les soldats russes... Dans d'autres cas encore, comme à Constantza par exem­ple, où les bandes communistes occupèrent la préfecture et nommèrent» un nouveau préfet, les troupes soviéti­ques empêchèrent l'armée roumaine et la police de faire respecter la loi. Des mitrailleuses turent placées autour de leurs casernes et le commandement soviétique local donna des ordres pour que les troupes et les forces de po­lice roumaines soient consignées.

Chaque fois que j'avais pris des mesures pour redresser la situation, j'étais convoqué au quartier général de la com­mission de contrôle soviétique, et là, au cours d'entretiens qui duraient parfois sept heures sans interruption, j'étais accusé de ne point permettre au peuple» de manifester librement, le peuple étant bien entendu les bandes armées de communistes que l'on avait lâchées pour répandre l'a­narchie dans tout le pays... Le succès relatif de cette lutte pour le maintien de l'ordre, d'une part et la publication du communiqué de Yalta de l'autre, communiqué stipulant des consultations et l'action commune de l'Union soviéti­que, des États Unis et de la Grande-Bretagne en vue d'ins­taurer dans les pays satellites libérés», des gouvernements provisoires représentatifs, eurent pour conséquence immé­diate un renforcement de l'activité communiste visant à renverser le gouvernement. Le 16 janvier, Gheorghiu-Dej, à son retour de Moscou,... avait donné à son parti et aux petits groupements qui lui étaient associés dans le Front National démocratique» les instructions suivantes:

—Entreprendre une action ayant pour but de provo­quer la chute du gouvernement Radesco.

—Eliminer de la vie publique M. Iuliu Maniu, prési­dent du Parti National Paysan...

Tous les membres du cabinet et les chefs des partis démocratiques qui ne paraissaient point disposés à s'in­cliner devant les communistes, furent dénoncés comme «réactionnaires» et même comme «fascistes»...

En ce qui concerne mon échec dans le maintien de l'or­dre public, j'ai déjà montré comment les autorités sovié­tiques firent tout ce qui était en leur pouvoir pour m'empêcher de réussir. Elles réduisirent d'abord les effectifs de l'armée et de la police roumaine en-dessous du minimum nécessaire; elles armèrent la milice communiste et lui ap­portèrent un soutien constant. Elles soutinrent les agres­sions communistes contre les autorités publiques; elles donnèrent enfin l'instruction au Parti Communiste Roumain (dont il n'est plus besoin de mentionner la subordination à Moscou) de s'opposer à toute tentative de procéder à des élections libres et dirigèrent et appuyèrent son effort pour répandre l'anarchie...»

Les communistes ont provoqué des troubles. Ils ont attaqué le Ministère de l'Intérieur, on a tiré sur les citoyens qui manifestaient pour le Roi devant le Palais. Il y eut 2 morts et 11 blessés. Radio Moscou annonça que l'armée roumaine avait tiré sur les gens qui manifestaient pacifi­quement. Le commandement soviétique de notre pays donna l'ordre que les soldats et les officiers roumains sur tout le territoire soient désarmés.

Pour intimider la population, les tanks soviétiques patrouillaient jour et nuit dans la capitale. La presse so­viétique accusait le gouvernement de Bucarest, lui deman­dant sa démission.

A Moscou, l'ambassadeur des États-Unis, Averel Harriman, faisait savoir au gouvernement soviétique que, en ce qui concerne la Roumanie, les américains souhaite­raient une consultation entre les trois grandes puissances, dans le cadre de la Commission Alliée de Contrôle. Les Russes envoyèrent à Bucarest Andrei Ianuarevici Vichinsky, un homme redoutable qui n'avait pas hésité à accuser et à envoyer à la mort ses propres amis.

Mais la Roumanie a connu pleinement «le vrai Yal­ta», les souffrances qui suivirent Yalta, et le sommeil de ceux qui sont tombés afin que l'humanité soit libérée de la peur et de la misère qui fut troublé par le cri démentiel de LA. Vichinsky: «Yalta c'est moi!»

Vichinsky refusa les pourparlers avec les chefs des deux missions alliées (Anglaise et Américaine) qui tentaient en vain de trouver une solution conformément aux pou­voirs conférés par leurs missions.

Dans l'entretien qu'il eut avec le Roi, il ne s'est pas privé de frapper un coup de poing sur la table en deman­dant la démission de Radesco, et de claquer la porte en par­tant. Durant 4 jours, 27-28 février et 1-2 mars, il arrivait au palais souvent sans être annoncé et sans tenir compte d'aucun protocole il menaçait, insultait, provoquait. Mais le Roi n'a pas cédé, attendant l'avis des anglais et des amé­ricains. Le 2 mars, le général Radesco se présenta à l'am­bassade de Grande-Bretagne, lui demandant asile. Le Roi chargea Barbu Stirbey de former le gouvernement. Des tanks de l'armée soviétique, accompagnés de musique mili­taire, défilaient devant le Palais Royal.

Vichinsky est revenu le 6 mars pour la nomination de Petru Groza, en donnant un ultimatum de deux heures. De nouveau il partit en claquant la porte.

Iuliu Maniu se rendit chez Dinu Bratianu en lui deman­dant de l'accompagner chez le roi pour qu'il empêche Petru Groza de former le gouvernement, mais celui-ci refusa. Déçu, il repartit mais, glissant sur le parquet, il tom­ba et se fractura la rotule. Boftant, souffrant, soutenu, il se rendit quand même chez le Roi qui le reçut en audience. Il plaida contre Groza, demandant au Roi de ne pas lui con­fier le mandat, car cela équivaudrait à livrer la patrie entre les mains des communistes.

Dinu  Bratianu  proposa  au roi  une  autre politique, lui conseillant d'accorder à Groza le mandat, mais à une seule condition: que le gouvernement soit formé avec les Partis National Paysan et Libéral.

Parmi ceux qui ont conseillé de céder aux menaces de Vichinsky il y avait aussi: Savel Radulesco, le général Emilian Ionesco, Demètre Negel, Gh. Tataresco.

Les américains faisaient des démarches pour résou­dre le problème dans le cadre des consultations de la Com­mission alliée de contrôle.

Le 6 mars le roi a quand même confié à Petru Groza le mandat pour former le gouvernement.